L’histoire des machines à calculer

Des origines à l’arithmomètre Thomas

Les premiers procédés de mémorisation

Très tôt, l’homme a développé des astuces pour se représenter des quantités ou pour garder la trace d’un nombre.

Nous pourrions citer par exemple :

  • Les entailles sur les os ou sur les morceaux de bois, probablement déjà utilisées par les hommes préhistoriques pour comptabiliser les animaux tués à la chasse. Ce système était encore utilisé en Angleterre au début du 19ème siècle pour garder une trace comptable des impôts (2). A un moment donné, il y en avait tellement d’archivés que l’administration décida de les brûler plutôt que de les donner aux pauvres pour se chauffer. Mal leur en a pris puisque cela mit le feu à la Chambre des Lords et à la chambre des députés.(3)
  • Les cailloux. Prenons l’exemple du berger qui met dans un sac autant de cailloux qu’il y a de moutons à compter. C’est la technique de l’appariement où un objet manipulé correspond à un objet représenté. Caillou en latin se dit Calculus, qui a donné le mot calcul bien sûr.
  • L’usage de ces cailloux a évolué au fil du temps et s’est perfectionné. Pour représenter des nombres élevés, les comptables sumériens eurent l’idée de remplacer les cailloux par des objets en terre crue de formes diverses, que l’on appelle les calculi (4). Leur taille et leurs formes représentaient des ordres de grandeur différents. Ils enfermaient ensuite ces objets dans des bulles en argile, ce qui permettait d’archiver les transactions, et si besoin de les casser pour vérification.

La représentation des nombres par des objets est à l’origine de procédés plus modernes comme les abaques, le calcul aux jetons ou encore les bouliers. On y reviendra tout à l’heure.
Il y a 26 siècles déjà, Pythagore disait : « Les nombres gouvernent le monde ». Il est vrai que le progrès des civilisations est intimement lié au progrès des sciences, et la science ne saurait évoluer sans le secours permanent du calcul. Alors ! « Les nombres gouvernent le monde », certes, mais on pourrait rajouter : « ils le gouvernent sans l’amuser » car à moins d’être un calculateur prodige, le comptable, l’astronome, l’ingénieur,.., sont astreints à y avoir recours sans cesse, et cela se transforme parfois en véritable labeur.

Tous les procédés susceptibles d’aider l’homme dans cette tâche étaient évidemment les bienvenus !
Le premier procédé opératoire connu, et celui qui nous est le plus intimement lié, c’est le calcul digital (5). On peut dire que tous les peuples y ont eu recours à un moment ou à un autre. C’est ce qui est probablement à l’origine de notre système décimal. L’utilisation des phalanges et des articulations ont permis aux égyptiens, au romains et aux arabes de représenter des nombres jusqu’à 9999. Les chinois pouvaient compter jusqu’à 100 000 sur une main et dix milliards sur les deux mains. Des procédés, il en existe beaucoup, et évidemment on ne pourra pas les étudier tous. Et vous m’excuserez si je ne vous parle pas des règles à calcul ou des instruments logarithmiques. Ce qui va nous intéresser aujourd’hui, ce sont les instruments et les machines arithmétiques, dont l’arithmomètre en est un magnifique représentant.

Les instruments arithmétiques

On appelle un instrument arithmétique un appareil qui permet d’effectuer manuellement des opérations de l’arithmétique sans le secours d’aucun mécanisme, ressorts, cames, engrenages etc …

Les abaques

On retrouve dans cette catégorie des instruments primitifs comme les tables de calcul, aussi appelées Abaque. A l’origine on traçait des lignes dans le sable (Abaque en sémitique veut dire sable) et on disposait des cailloux dans les colonnes ainsi formées. La valeur d’un caillou dépendait de sa position au sein de ces colonnes.  Le plus ancien abaque connu est l’abaque de Salamine, datant du 4ème siècle avant JC.

Le calcul aux jetons

Le procédé a été amélioré pour donner naissance au calcul avec des jetons,  qui a été utilisé jusqu’au 18ème siècle. C’était le mode préféré des commerçants et des comptables. …. Le gros avantage, c’était qu’on n’avait pas besoin d’avoir de connaissances en arithmétique, et c’était souvent plus rapide que le calcul à la plume ! Ce qui est intéressant de noter c’est que l’arithmétique moderne s’est développée parallèlement à la pratique des jetons, qui ne suffisait pas aux mathématiciens et aux astronomes pour leurs calculs complexes ! Il y a une gravure qui illustre bien ce duel entre Algoristes et Abacistes (6)! En fait les deux systèmes cohabiteront jusqu’à la révolution !

Le boulier

Le boulier est finalement une évolution du calcul aux jetons où l’on fait glisser des boules sur les axes verticaux, chaque axe correspondant à un rang différent. Le plus ancien boulier connu est le boulier romain, où l’on a des petits boutons qui coulissent dans des rainures. Il y a toute une variété de bouliers, comme le boulier chinois, inventé au 12ème siècle ((Suan Pan), le boulier japonais (Soroban), et le boulier russe (Stchoty). Ils sont toujours utilisés de nos jours (7). Un homme entraîné était capable d’effectuer avec son boulier des calculs complexes, et ce à très grande vitesse.

Toujours dans cette idée d’évolution, il y a des instruments arithmétiques qui se sont inspirés du boulier. Je pense en particulier à l’additionneur de Caze (8), inventé en 1720, qui comporte des réglettes graduées, que l’on déplace verticalement. Un petit repère visuel indique à l’opérateur le moment où il doit passer la retenue, qui s’effectue donc manuellement. Cela donnera lieu à d’incessantes améliorations, comme l’additionneur Kummer en 1847, et l’arithmographe Troncet en 1891 qui possèdent des rainurages en forme de crosse, ce qui simplifie le passage manuel de la retenue Il existe aussi des instruments qui aident aux tâches de multiplication. Le premier du genre réellement pratique a été inventé en 1617 par John Napier, un mathématicien écossais (9). On le connaît aussi sous le nom de Neper. Il a eu l’idée de rendre mobile les différentes colonnes de la table de Pythagore afin de pouvoir les juxtaposer dans l’ordre des chiffres du multiplicande choisi. Ces colonnes étaient imprimées ou gravées sur des bâtonnets de bois ou d’ivoire. Il eut l’idée géniale de séparer par une diagonale le chiffre des unités du chiffre des dizaines. Pour un multiplicateur donné, il suffisait à l’opérateur d’additionner le chiffre des dizaines au chiffre des unités de la case immédiatement à gauche pour obtenir par simple addition le produit de la multiplication (10). Ce système connut un grand succès et fut utilisé sous différentes formes pendant plus de deux siècles.

Tous ces instruments ont un dénominateur commun : c’est que l’esprit de l’opérateur est mis à contribution pour le passage des retenues, ce qui nécessite de l’attention, et peut générer des erreurs de calcul. C’est justement ce qui différencie l’instrument de la machine: la machine à calculer possède un report automatique des retenues qui libère l’homme de cette contrainte.

Il faut quand même avouer que certains instruments étaient si bien conçus qu’ils libéraient presque totalement l’homme de cette contrainte de retenue. Le meilleur exemple, c’est Genaille avec ses réglettes, inventées vers 1883. La gestion des retenues était matérialisée par des indicateurs visuels. Il suffisait juste de suivre « le fléchage » pour obtenir instantanément le produit de la multiplication.(11)

Les machines arithmétiques

L’idée de mécaniser le calcul arithmétique remonte au 17ème siècle.(12) On peut se demander d’ailleurs pourquoi les machines à calculer n’ont pas été inventées plus tôt. Les engrenages étaient connus depuis l’antiquité. Et puis il existait déjà à l’époque des instruments servant au calcul des positions astronomiques. Vous avez sans doute entendu parler de la machine d’Anticythère, qui a été découverte au début du 20e siècle près de l’île grecque d’Anticythère pas très loin de la Crète (13). Cet instrument date du 1er ou 2e siècle avant J.-C. et permet de calculer des positions astronomiques. C’est le plus vieux mécanisme à engrenages connu. L’instrument était très corrodé et il a été passé au tomographe (sorte de rayon X), puis il a été modélisé (14). On est frappé par le degré de technicité de la science grecque de l’époque ! La machine est composée de plus de 82 éléments dont une trentaine de roues dentées. C’est impressionnant ! Alors! Les savants de l’époque, Archimède, Hiparque ou Posidonios de Rodhes, auraient-ils pu construire une machine à calculer avec ces mêmes éléments mécaniques ? L’avenir nous réservera peut-être des surprises … Mais pour pouvoir construire une machine à calculer arithmétique, il faut déjà avoir intégrer un certains nombre de concepts arithmétiques comme la numération décimale, la numération de position, et puis aussi l’utilisation du 0 en tant qu’élément constitutif d’un nombre. Ce qui, d’après ce que j’ai pu lire, n’était pas le cas dans la Grèce antique..

Vous me direz alors : « Au Moyen-âge ! Ils connaissaient la numération de position, utilisaient les chiffres arabes, et se servaient du 0 pour marquer l’absence d’un chiffre dans un nombre, et pourtant pas de machines à calculer inventées non plus ! » C’est vrai, mais l’idée même de faire réaliser par une machine une opération de l’esprit n’était pas forcément conceptualisée, et puis le calcul était aussi l’apanage d’une toute petite élite. Il faut savoir aussi, qu’à cette époque, on vivait dans un climat de mysticisme et de dogmatisme religieux. L’église catholique cherchait à garder la Science sous son contrôle, rien ne pouvant être supérieur à Dieu. C’était l’inquisition, la chasse aux sorcières ! Notre inventeur aurait sans doute rapidement grillé sur le bûcher ! Et cela a perduré jusqu’au début du 17ème siècle. D’ailleurs, c’est justement ce qui aurait pu arriver au précurseur de la machine à calculer Wilhelm Schickardt (15).

« L’horloge à calcul » de Schickardt

La machine de Schickardt n’était pas connue des historiens jusqu’à ce que dans les années 1950, on retrouve des lettres de lui adressées à son ami Kepler. Dans une lettre datée du 20 septembre 1623, il décrit une « horloge à calcul » (16)  comportant le premier totalisateur de l’histoire avec report mécanique de retenue. Un an plus tard il renvoi une lettre à Kepler en lui disant que la machine qu’il avait construite avait malencontreusement brûlé dans l’incendie de sa maison … Vraiment pas de chance !

Dans le fond, cela a peut-être sauvé Schickard lui-même des flammes ! Rappelons qu’à la même période Galilée avait dû renoncer à ses théories sur le système solaire, et que la mère de Kepler a failli périr sur le bûcher, accusée de sorcellerie. C’était donc chaud à cette époque …

Je vous ai présenté Schickard comme un précurseur et non comme un inventeur, car pour qu’il y ait invention, il faut qu’elle ait été présentée à des témoins dignes de foi, et qu’elle ait été diffusée et mise en service. Ce n’est pas le cas ici puisque la machine a été détruite dans un incendie et aucun exemplaire ne nous est parvenu. Bon … derrière tout ça il y a quand même une vieille « guéguerre » franco-allemande pour savoir, qui du français, qui de l’allemand, est l’inventeur de la machine à calculer. Si on se base sur la définition stricte du mot « invention » : l’inventeur de la machine à calculer est sans conteste Blaise Pascal, Cocorico !

Blaise Pascal, l’inventeur de la machine à calculer

Blaise Pascal (17) est né le 19 juin 1623 à Clermont Ferrand. Sa mère meurt quand il a 3 ans. C’est son père, passionné de mathématiques et de sciences qui fera son éducation. Ils montent à Paris en 1631, puis en 1639, s’installent à Rouen. Son père devient commissaire député pour la levée des impôts en Haute Normandie. Accablé par d’incessants calculs administratifs et comptables, Blaise développe l’idée de construire une machine arithmétique pour alléger la charge de travail de son père. En 1645, après 3 ans de recherches et d’essais, il construit la première machine arithmétique fonctionnelle, avec report automatique des retenues ! Pascal n’est âgé alors que de 22 ans ! 8 exemplaires de la machine arithmétique de Pascal sont connus, plus une, tardive, qui fut reconstruite au 18ème siècle à partir de pièces originales. La machine coûte cher, au moins 100 livres de l’époque, soit 3 mois d’un salaire vraiment … confortable (18).

Description rapide de la machine

La machine se présente sous la forme d’un caisson dans lequel est renfermé le mécanisme et d’une platine supérieure qui se décompose en deux parties principales : l’inscripteur et le totalisateur.(19) L’inscripteur permet à l’opérateur de poser le nombre à additionner ou à soustraire. Il est composé d’une série de roues étoilées montées sur des axes indépendants, et qui correspondent à un ordre décimal ou monétaire. Chaque roue de l’inscripteur fonctionne un peu comme un cadran de téléphone : le limbe et le butoir sont solidaires du bâti, la roue étoilée est mobile. Pour inscrire un chiffre, l’opérateur place son stylet entre 2 rayons, et tourne la roue jusqu’à ce que le stylet soit arrêté par le butoir. Un rayon correspond à une unité de l’ordre décimal ou monétaire choisi. Pour les deniers, on aura des roues à 12 rayons, pour les sols des roues à 20 rayons, et pour le système décimal classique, des roues à dix rayons ! La rotation de la roue va entrainer le mécanisme. Celui-ci est plutôt simple. On y retrouve des roues à chevilles (20), qui assurent la transmission des données au totalisateur, des cliquets, qui permettent aux différentes roues de bien se positionner, et des sautoirs, dont la mission est de transmettre la retenue à l’ordre décimal supérieur.

La transmission mécanique de la retenue a été la bête noire de nos inventeurs pendant près de 2 siècles ! Pascal semble t’il en expérimenta une dizaine avant de retenir celui du sautoir à contrepoids.

Ce qui est intéressant de noter c’est le contraste entre la modernité de l’invention et l’aspect un peu vieillot de la construction. Au 17ème siècle les techniques horlogères étaient déjà très avancées. On a d’un côté des mécanismes très sophistiqués et de l’autre pour la Pascaline des engrenages à cheville ressemblant un peu à ceux des moulins ! (21) L’hypothèse avancée est le corporatisme des professions ! La cession d’une innovation et la réalisation de travaux non liés à la corporation étaient très sévèrement réprimées. On peut donc imaginer que Pascal a eu des difficultés à faire réaliser sa machine ! Toujours est-il qu’elle était fonctionnelle ! Et c’est ce qui, au final, est important ! Pascal a testé la solidité de sa machine en lui faisant faire des allers-retours Paris-Rouen en carrosse ! C’était donc une préoccupation pour lui et cela le sera d’ailleurs pour tous les inventeurs qui suivront.

C’est donc avec Pascal que commence véritablement l’Histoire du calcul mécanique :
On a une machine comportant une « Interface utilisateur » fonctionnelle, à savoir

  • Un inscripteur
  • Un totalisateur
  • Et puis un mécanisme de report automatique des retenues qui va libérer l’esprit de l’homme, ou pour reprendre l’expression de Pascal  « animer le cuivre et donner l’esprit à l’airain ».

Au niveau de ses performances, même si elle est capable d’effectuer les quatre opérations de l’arithmétique, elle est beaucoup moins rapide pour les multiplications ou les divisions. Alors ! C’est possible oui ! Mais par additions ou par soustractions répétées.

492 x 9
C’est 492  + 492  + 492  + 492   répétés 9 fois !
L’opérateur doit réinscrire à chaque fois le multiplicande autant de fois que c’est nécessaire.
Il y a donc une contrainte qui peut être source d’erreur.

La première multiplicatrice de l’histoire par Leibniz

Il faudra attendre quelques dizaines d’années (1694) pour qu’un autre inventeur de talent, Leibniz, invente la première multiplicatrice de l’Histoire. (22) Docteur en droit, philosophe, mathématicien, Leibniz est un homme aux multiples facettes. Son trait de génie a été de séparer physiquement le totalisateur de l’inscripteur (23). Sur la machine de Pascal, ce n’était pas le cas, les deux étaient en prise directe : la rotation de la roue étoilée provoquant immédiatement l’avancée du totalisateur. Ici, il y a une phase intermédiaire. On pose d’abord le multiplicande à l’aide d’index rotatifs qui sont gradués de 0 à 9, puis on tourne une manivelle. A chaque tour de manivelle, le multiplicande est rajouté au totalisateur. Cela paraît anodin mais l’intérêt est double : D’une part, l’opérateur n’a plus besoin de réinscrire à chaque fois les chiffres du multiplicande comme cela devait se faire sur la machine de Pascal. D’autre part en décalant à volonté le multiplicande par rapport au totalisateur, il devient possible d’effectuer rapidement des opérations avec un multiplicateur à plusieurs chiffres, un peu comme on le fait quand on pose une multiplication sur le papier. La différence est fondamentale !

Le système mécanique qui permet de transmettre le multiplicande au totalisateur s’appelle l’entraîneur. L’organe principal qui le compose, c’est le cylindre denté, dit aussi cylindre de Leibniz (24) car il est à l’origine d’une longue lignée de machines à calculer dont l’arithmomètre en est l’exemple même, …., on en parlera tout à l’heure. Alors comment ça fonctionne ? Le cylindre porte au niveau de sa circonférence neuf dents de longueurs croissantes. Elles suivent une progression arithmétique allant de 1 à 9. Lorsque l’opérateur tourne les index rotatifs, il provoque le déplacement horizontal de ces cylindres. Pour chaque chiffre posé, on a un cylindre qui vient se positionner sous un pignon qui est monté sur l’axe communiquant avec le totalisateur. Lorsqu’on tourne la manivelle, le cylindre effectue une rotation de 360° et met alors en prise un certain nombre de ses dents avec le pignon. Le nombre de dents rencontrées équivaut tout simplement à la valeur du chiffre posé ! Pour le chiffre 1, une dent. Pour le chiffre 2, deux dents et ainsi de suite. Le cylindre est donc l’organe reproducteur la multiplicatrice de Leibniz. Malheureusement la machine de Leibniz marchait plutôt mal. Malgré les sommes investies, environ 10 000 florins, son mécanisme de retenue défaillait lors des retenues en cascade. Par exemple 96 + 4 ne donnait pas 100 comme il se devrait mais 000 ! Un système de roues dodécagonales indiquait à l’opérateur où la retenue n’était pas passée. Il lui fallait alors remettre les inscripteurs à zéro et refaire un tour de manivelle pour terminer le processus.

Pascal et Leibniz (25) ont posé les bases du calcul mécanique moderne, et ils eurent bien sûr de nombreux successeurs, qui furent plus ou moins heureux dans leurs réalisations. Certains n’ont fait que perfectionner les systèmes existants et d’autres ont vraiment cherché à innover en essayant d’inventer de nouveaux procédés. On est en pleine florescence des machines à calculer et l’Europe en est le berceau. Ces machines étaient de véritables œuvres d’art et coûtaient d’ailleurs fort cher à fabriquer. Elles étaient financées pour la plupart par de hauts personnages et finissaient souvent dans leur cabinet de curiosités à côté des automates et des machines de physique. A cette époque, aucun besoin particulier ne justifiait la production en série de machines à calculer. Il y avait déjà à disposition un certain nombre d’instruments qui facilitaient le calcul. L’usage de l’abaque était universellement utilisé et suffisait pleinement aux calculs comptables de base. Les bâtons de Neper, inventés en 1617, se répandaient dans toute l’Europe et simplifiaient de manière significative les opérations de multiplication. Et puis il y a eut l’invention des logarithmes, de la règle à calcul etc …

Pourquoi dépenser une forte somme pour une machine à la fiabilité douteuse ?

Je vais vous passer quelques photos de machines construites aux 17ème et 18ème siècles et je m’arrêterai sur celles qui, éventuellement, présentent un intérêt technique !
On peut les séparer en deux catégories : les additionneurs et les multiplicatrices

Les additionneurs

Pour les additionneurs, qui sont finalement les successeurs de la Pascaline, on a par exemple:

  • La machine de Burattini (1659), offerte au Grand duc de Toscane Ferdinand II (26)
  • L’additionneur de poche de l’anglais Samuel Morland (1666), qui fait 10 cm de long et 8cm de large.
  • La machine de Gersten (1722) qui possède un système très novateur de transmission par crémaillère.
  • La machine de Lépine (1725) : le mécanisme est constitué d’une myriade de leviers, cliquets et ressorts (27). On ne peut pas dire que cela représentait un progrès par rapport à Pascal, en dehors du fait qu’elle utilisait des roues dentées à la place des rouages à lanterne.
  • Les machines de Hillerin de Boistissandeau (28) dont il semblerait qu’il y ait un exemplaire dans les réserves du CNAM. Dans ses deux derniers modèles, il a remplacé le sautoir de la Pascaline par des « crémaillères basculantes engrenant sur des secteurs dentés ». Je reprends l’expression de Jean Marguin.

Voilà quelques exemples d’additionneurs. Il y en a d’autres : Perrault, Jakobson, Auch etc …

Pour les multiplicatrices

  • Poleni (1709) / Joannis Poleni est un homme de science italien, qui succéda à Nicolas Bernoulli à la chaire de mathématiques de l’université de Venise. Il a inventé en 1709 une machine arithmétique (29) qui ressemble un peu aux horloges en bois de la forêt noire. Son mécanisme était entraîné par des poids, ce qui est une idée intéressante, puisque cela permet d’automatiser dans une certaine mesure le calcul. Son entraîneur est différent de celui de Leibniz.  C’est un entraîneur dit à nombre variable de dents.Pour se représenter la chose, il suffit d’imaginer un disque un peu épais comportant au niveau de la circonférence des dents rétractables. Lorsque l’opérateur inscrit un chiffre, un mécanisme fait sortir les dents ! Une dent, deux dents, trois dents, jusqu’à neuf dents ! Le poids fait tourner le disque et les dents engrènent avec les roues du totalisateur.

Une anecdote au sujet de Poleni

Je vais vous raconter une petite anecdote au sujet de Poleni. Non loin de là, à Vienne, un habile mécanicien et fabricant d’instruments d’optique et de mathématiques, nommé Antonius Braun, construisit une machine arithmétique (30) absolument magnifique qu’il dédia à l’empereur Charles VI, et pour laquelle il reçut une récompense de 10 000 florins. Poleni, quand il a vu ça, il y a un bout de bois qui lui est resté coincé dans le gosier ! Il faut dire que la machine est une pure merveille et techniquement elle est très aboutie. Comme chez Poleni, elle utilise le principe de l’entraîneur à dents mobiles, principe qui sera repris par Roth en 1840, par l’américain Baldwin en 1875 et surtout par le suédois Odhner en 1878. Alors ! que fit Poleni d’après vous ? Et bien, il  détruisit  sa propre machine et ne voulut plus jamais en entendre parler ! Quand au pauvre Braun, il mourut malheureusement très jeune d’une affection pulmonaire. Paix à son âme!

Le 18ème siècle : l’esprit « Cabinet de curiosités »

Le 18ème siècle, c’est le festival des belles machines. Comme je vous disais tout à l’heure, on est en plein dans l’esprit « Cabinet de curiosités », ce qui n’empêche pas les mécaniciens ou les horlogers de rivaliser d’ingéniosité pour fabriquer des machines fonctionnelles. C’est aussi l’Esprit des lumières et la volonté de diffuser le savoir par les Encyclopédies. (31)
En 1735, l’Académie des Sciences commissionne l’ingénieur Jean-Gaffin Gallon pour regrouper dans un recueil toutes les descriptions des machines qu’elle a approuvées au cours de ses séances. Au total, 6 tomes  paraîtront entre 1735 et 1754 plus un posthume en 1777. On y retrouve bien sûr la machine de Pascal, mais aussi celle de Lépine, d’Hillerin de Boistissandeau. Du côté « allemand », Jacob Leupold rédige un énorme ouvrage de 7 volumes sur les techniques de l’époque : le Theatrum Machinarum. Dans son dernier volume, le « theatrum arithmetico-geometrum », une bonne partie est consacrée aux procédés de calcul, aux instruments et aux machines arithmétiques. On y retrouve la machine de Grillet, celle de Leibniz, de Poleni par exemple.

Leupold décrit également deux de ses inventions, dont une machine arithmétique ressemblant dans sa forme à la machine de Braun, mais dont le mécanisme est différent (32). On n’a pas de trace de sa machine. Il est possible qu’il n’ait pas eu le temps de la fabriquer, la mort l’emportant en 1727, la même année que son dernier volume des Theatrum machinarum. Quelques années plus tard, en 1750, Vayringe construisit une machine (33) reprenant le principe de l’entraîneur de Leupold. Le système est à la fois différent du cylindre de Leibniz et différent de l’entraîneur à nombre variable de dents que l’on retrouve sur la machine de Braun. C’est un entraîneur, dit « à contact intermittent ». Pour résumer, on a une crémaillère de 9 dents qui avance et recule devant chaque totalisateur. En fonction du chiffre inscrit par l’opérateur, la crémaillère restera en prise plus ou moins longtemps et transmettra jusqu’à 9 unités au totalisateur.

Encore une fois, on est frappé par la beauté de la machine ! Tout comme on peut l’être par les machines de Hahn, Schuster, et Muller, qui seront construites entre 1770 et le tout début du 19ème siècle (pour Schuster)(34). Elles reprennent toutes le principe du cylindre de Leibniz qui finalement s’avère simple et pratique. (35). En 1790, la machine de Schuster était vendue 1000 Reichsthalers. Elle eut un certain succès commercial… Attention ! Entendons-nous bien, on parle de quelques unités ou tout au plus d’une dizaine de construites … On n’est pas dans la production de masse !

Au 19ème siècle, la fabrication passe à une vitesse supérieure

Il faudra attendre la seconde moitié du 19ème siècle pour que leur fabrication passe à une vitesse supérieure. Il y a plusieurs raisons à cela :

  • L’aspect technique : la machine doit être d’une fiabilité absolue. Il faut donc que la conception soit parfaite, et que la fabrication le soit aussi ! Avec les techniques issues de l’horlogerie, on est capable de fabriquer des mécanismes de qualité. Mais les forces mécaniques rencontrées dans une machine à calculer sont plus importantes que dans une montre ou une pendule ! Il fallait donc adapter et innover dans le domaine
  • L’aspect financier : Trouver l’équilibre entre la qualité et le prix de fabrication. C’est avec le développement des machines outils au 19ème siècle qu’on va progressivement réduire les coûts de fabrication.
  • La demande : Et oui il faut qu’il y ait une demande ! Et tant qu’à faire, une demande importante. Plus on fabrique, moins c’est cher ! Qui va acheter ? L’astronome ? L’ingénieur ? L’industriel ? Le banquier, Le commerçant ?

Arithmomètre de Thomas de Colmar

On est devant une équation à plusieurs degrés ! Et l’homme qui réussit à résoudre cette équation, c’est Thomas de Colmar (36) et son invention c’est l’arithmomètre. Charles-Xavier Thomas est né à Colmar le 7 mai 1785. Il est fils de médecin. Après ses études, il entre dans l’administration des contributions, qui régie en fait la collecte des impôts. On le retrouve en 1809 Caissier général des vivres pour l’armée napoléonienne au Portugal, puis entre 1810 et 1812 Garde magasin des vivres à Séville. Il y rencontrera sa femme d’ailleurs, la belle Francisque  Garcia de Ampudia Alvarez, de sang noble. A la chute de Séville, il est fait prisonnier, mais il réussira à s’échapper et rejoindra l’armée à Madrid. Il sera alors nommé Garde magasin général de toutes les armées d’Espagne réunies, en 1813, jusqu’à la défaite de Vitoria, qui marquera la fin de l’épopée napoléonienne sur la Péninsule ibérique. Puis il démissionne de l’Administration en Janvier 1814 pour se rallier à la cause des Bourbons, et vient se mettre sous les ordres du Duc d’Angoulême, qui, de retour d’exil, vient de débarquer à Bordeaux avec l’Armée anglaise de Wellington. Il part en Angleterre étudier le fonctionnement des compagnies d’Assurance et en 1819, il fonde avec Jacob Dupan, un riche homme d’affaire Suisse, la Compagnie du Phénix. Un différend avec le conseil d’administration le conduira à quitter la direction de la compagnie, mais ce n’est que partie remise puisqu’en 1829, il fondera la compagnie du Soleil, qui lui assurera gloire et fortune.
En 1820, Thomas dépose un brevet pour une machine à calculer qu’il nomme arithmomètre (37).

D’où lui vient l’idée ?  Probablement pendant son séjour en Espagne où il avait à gérer l’approvisionnement des vivres, ce qui demandait d’incessants calculs comptables. On peut penser aussi, et c’est la deuxième hypothèse, que dans le fonctionnement d’une compagnie d’assurance, il y a de nombreux calculs à effectuer (marges, pourcentages, etc), et que c’est confronté à cette problématique, qu’il eut l’idée de réaliser une machine arithmétique.

Alors de quoi s’agit-il ? La machine se compose de deux parties : On a une structure fixe, qui contient l’essentiel du mécanisme. La platine supérieure possède un inscripteur avec 4 curseurs, et une roue multiplicatrice qui est en fait un simple compteur de tours (38).

Chaque curseur est relié par une fourchette à un pignon qui coulisse sur un axe carré (39), et qui vient se placer le long d’un cylindre denté de type Leibniz. A chaque chiffre correspond une position du pignon le long du cylindre. Si l’on déplace le curseur sur le chiffre 1, le pignon viendra se positionner à l’endroit où le cylindre ne possède qu’une seule dent. Pour le chiffre 2, 2 dents, etc .. Jusqu’à 9. Pendant la rotation, le cylindre rentre en prise avec le pignon, et par un jeu d’engrenages, le chiffre est transmis au totalisateur. Il y a un petit dispositif circulaire qui permet de contrôler l’état d’avancement d’une multiplication. En fait, c’est un simple compteur de tours. L’opérateur place une cheville dans le trou correspondant au chiffre du multiplicateur désiré (40). A chaque rotation des cylindres, la roue tourne d’un cran, et lorsque la cheville vient buter sur un arrêt, la machine est stoppée. On obtient alors le produit d’un nombre par un multiplicateur à un chiffre. Pour un multiplicateur à deux chiffres, il faut répéter la procédure une seconde fois, etc …

Les résultats sont affichés dans de petites lucarnes qui sont placées sur une structure mobile, que l’on appelle le chariot. Pour être clair c’est le totalisateur. Celui-ci n’est pas réversible, c’est-à-dire que les cadrans du totalisateur ne tournent que dans un sens. Comment faire alors si l’on souhaite effectuer une soustraction, ou à fortiori une division ? (Rappelons qu’une division est une somme de soustractions).

Thomas va utiliser pour cela la méthode des compléments, déjà employée par Pascal sur sa machine. Ce système permet tout simplement d’effectuer une soustraction en faisant une addition. On utilise pour cela le complément d’un nombre (la somme d’un chiffre et de son complément doit être égale à 9).

Prenons un exemple :
243-125 = ? Le complément de 243 est 756  [(2+7=9)(4+5=9)(3+6=9)]
La somme de 756+125 = 881 Le complément de 881 est 118
243-125 = 118

Pour éviter d’avoir à calculer systématiquement le complément d’un nombre, chaque cadran du totalisateur possède une double numérotation. Une fenêtre laisse apparaître un chiffre, et à côté, une autre fenêtre donne son complément. Il suffit alors d’occulter l’une ou l’autre des fenêtres, pour opérer une addition/multiplication ou une soustraction/division. Facile, non ?

Autre particularité, sur cette machine, il n’y a pas de manivelle. Pour l’actionner, on tire un ruban de soie qui est enroulé autour d’un tambour. C’est un peu primitif mais pourquoi pas après tout !

Parmi les machines des 16ème et 17ème siècles, la machine de Leibniz est celle qui présente le plus de similitudes avec l’arithmomètre de 1820. On en arrive vite à se poser la question de savoir si Thomas de Colmar eut connaissance des travaux de Leibniz (41). Il aurait pu, dans les années 1816 à 1819, aller voir et étudier la machine de Leibniz conservée à Gottingen, en Allemagne. Cette ville était très universitaire et de nombreux savants français et étrangers y professaient. On peut aussi penser que Thomas a étudié l’histoire du calcul mécanique en se servant tout simplement des ressources disponibles dans les livres. Il a très bien pu lire les écrits de Leibniz ou de Leupold dont on a parlé tout à l’heure pour en extraire la substantifique moelle.
Au nombre des similitudes, nous pourrions citer :

  • Le cylindre denté bien sûr (42).
  • Le dispositif multiplicateur, qui est en fait un simple compteur de tours (43).
  • La séparation physique de l’inscripteur et du totalisateur avec le rajout d’un entraineur composé de ces cylindres (44).
  • Le chariot mobile. Chez Leibniz c’est l’inscripteur qui est mobile, et chez Thomas c’est le totalisateur. Ce qui revient au même ! Car cela permet en décalant successivement l’un par rapport à l’autre, ou l’autre par rapport à l’un d’effectuer  facilement des multiplications avec un multiplicateur à plusieurs chiffres et d’opérer comme si on posait une opération sur le papier.
  • Le mécanisme de retenue qui s’effectue en deux temps (Armement, Déclenchement).

Pour Thomas, c’est clair, il est l’inventeur du cylindre denté et il ne cessera de le répéter face à ses concurrents… On n’a jamais retrouvé d’exemplaire(s) de cette première machine. A-t-elle existé ? C’est difficile à dire. Elle était probablement fragile. Il ne fallait pas être trop énervé car en tirant trop violemment le ruban, on risquait d’endommager le mécanisme ! Et puis on avait une roue à chevilles pour le multiplicateur, des ressorts pour le mécanisme de retenue, et pas de système de sécurité pour bloquer l’inertie de la machine ! A manipuler avec précaution donc … Pas étonnant que Thomas ait demandé à un horloger de renom, un dénommé Devrine, de perfectionner la machine ! En 1822, Devrine construit le premier arithmomètre recensé de l’histoire. Il est aujourd’hui conservé au Smithsonian Institution à Washington (45). Ce qui est intéressant sur cette machine, c’est l’automatisation partielle de l’opération. Lorsque l’on tire sur le cordon, l’énergie est d’abord emmagasinée grâce à un ressort puis est progressivement restituée. La machine fonctionne alors toute seule et s’arrête lorsque l’opération (partielle) est terminée. Le compteur de tours est ici rectiligne et s’avère bien plus solide que la roue à chevilles du modèle de 1820. Comme sa soeur, le compteur n’affiche qu’un chiffre du multiplicateur à la fois. Pour un multiplicateur à deux chiffres (x99), il faudra donc renouveler la procédure une seconde fois. La machine est donc partiellement automatique ! La communauté scientifique est enthousiaste ; Le « Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale », sous la plume de Francoeur et Hoyau, lui rend hommage. On trouve dans le bulletin de Septembre 1822 une magnifique description de la machine ainsi que des planches remarquables (46).

Des années difficiles

Et puis ! Et puis ! Plus rien jusqu’en 1844 ! Date à laquelle il est fait mention de l’arithmomètre Thomas à l’Exposition Nationale de Paris. La machine de 1822 était-elle trop fragile pour prétendre à une destinée glorieuse ? Thomas était-il si absorbé par son travail dans les assurances qu’il en oublia ses premières amours ? Ou le moment n’était tout simplement pas encore venu ?

Cela ne veut pas dire qu’il ne s’est rien passé pendant cette période. Il y avait çà et là des inventeurs qui construisaient des machines arithmétiques. On a cité tout à l’heure Schuster qui construisit des multiplicatrices circulaires jusque dans les années 1820.  On pourrait mentionner également l’horloger polonais Abraham Stern qui fabriqua une machine remarquable capable d’extraire rapidement les racines carrées d’un nombre entier. Et puis, dans un autre registre, l’anglais Babbage travaillait depuis 1812 à la construction de sa machine à différences.

Pour en revenir à l’exposition Nationale de 1844, aux dires des visiteurs, le palais d’exposition (47) ressemblait à une grande baraque en bois de 20 000 m2 et manquait terriblement de lumière. Il y avait juste de petits soupiraux placés très en hauteur. Il fallait se munir de lanternes ou demander à ce que les exposants allument des lampions pour espérer pendant les jours de grisaille y discerner le moindre objet. L’arithmomètre de Thomas passe pratiquement inaperçu, c’est le cas de le dire. Il est juste mentionné dans le rapport du Jury de 1844, à côté d’un autre inventeur de talent: David-Didier Roth. Ce dernier reçoit une médaille de bronze pour ses machines à calculer, et Thomas … Rien ! Quelle désillusion ! On n’a aucune information sur le modèle d’arithmomètre présenté à l’exposition. Etait-ce une version améliorée de la machine de 1822 ? Un modèle nouveau ? On ne sait pas.

Période de développement pour Thomas

En revanche, on sait que Roth, lui, a présenté un additionneur d’une simplicité tout à fait remarquable (48). C’est un peu une version ultra améliorée de la Pascaline qui utilise un système de double came pour emmagasiner l’énergie et pour la restituer d’un coup au moment de la retenue ! Ce petit additionneur connut un certain succès. On dispose de documents indiquant qu’elle fut vendue à plusieurs administrations. Mais cela reste un additionneur … Roth a également construit une multiplicatrice un peu dans le style des machines circulaires du 18ème siècle mais il ne persévéra pas dans son entreprise, sans doute pour des problèmes techniques ou des problèmes de coût de construction
Ces années 1840, c’est la période où Thomas de Colmar commence à vraiment développer ses affaires. Il fonde en 1843 une seconde compagnie d’assurances, la Compagnie de L’Aigle. Il a vraiment innové dans le domaine des assurances. Il est à l’origine

  • Du contrat à durée illimitée avec clause de tacite reconduction
  • De la garantie Incendie même en cas d’émeute ou de guerre
  • De l’assurance par participation, où l’assuré pouvait être mis à contribution si besoin, ou recevoir un intéressement sur les bénéfices.
  • Et il savait aussi récompenser ses employés performants avec des primes

Thomas investit

C’est aussi le moment où Thomas décide d’investir dans le développement de son arithmomètre. Il sent bien aussi que d’autres inventeurs commencent à proposer des machines fonctionnelles. Et puis les Expositions Nationales remportent de plus en plus de succès. C’est une vitrine incontournable. Il lui faut donc proposer un produit fiable, à un prix raisonnable. Probablement à partir de 1846, Thomas trouve la perle rare, Piolaine, un jeune ouvrier de talent qui est le fils d’un horloger de Neuilly. Il eut la charge de fabriquer une machine entièrement nouvelle. Ce ne fut pas chose facile apparemment et après un différend, Piolaine quitta l’atelier pour partir travailler en Angleterre. Thomas prit un autre ouvrier mais celui-ci était peu talentueux et au final la machine ne fonctionnait pas ! Toujours persévérant, notre bon Thomas fit revenir à ses frais Piolaine d’Angleterre et moyennant sûrement une confortable augmentation, lui demanda de finir son œuvre.

Finalement, en juillet 1848, la machine sort des ateliers ! Nombre d’entre vous connaissent cette superbe machine (49) qui fut vendue chez Christie’s en 1996 pour un peu plus de 100 000 livres sterling …. C’est le rêve du chineur collectionneur …. Le pauvre Piolaine mourra quelques mois plus tard, paix à son âme !

Le brevet de cette machine ne sera déposé qu’un an plus tard, en 1849 ! C’est un brevet étonnant ! Car en introduction, il y parle de ses relations avec Piolaine, et du pourquoi il a déposé son brevet postérieurement à la construction de la machine. Et le pourquoi ? C’est la concurrence qui commence à arriver ! C’est que, dans plusieurs journaux de 1849, il est fait mention d’une machine extraordinaire,  qu’on appelle l’Arithmaurel (50). C’est la contraction d’Arithmomètre et de Maurel, du nom de son inventeur.. En fait ils seront deux à travailler sur la machine: l’horloger Timoléon Maurel et l’ingénieur Louis Jayet. La presse est super enthousiaste ! Et la machine reçoit tous les encouragements…. Maurel & Jayet reçoivent aussi des aides financières car ils ne sont pas fortunés et la réalisation d’une telle machine coûte cher. C’est une machine magnifique, d’une finesse d’exécution remarquable. Il faut préciser que Timoléon Maurel est horloger et que sa machine dérive directement des techniques horlogères. Les pignons sont fins, très fins … Comme je l’avais déjà précisé tout à l’heure,  les forces mécaniques en jeu dans une machine à calculer sont importantes et sur l’Arithmaurel, les vitesses de rotation des cylindres et des roues totalisatrices sont considérables … Vous voyez où je veux en venir … La machine était fragile. Quoi qu’il en soit, à l’Exposition Nationale de 1849, l’Arithmaurel remporte la médaille d’or ! Et Thomas, lui, devra se contenter de la médaille d’argent ! Il est un peu furieux car l’Arithmaurel utilise aussi des cylindres dentés comme entraîneur, et IL en est l’inventeur !Il y a donc Plagiat ….. Au passage on oublie Leibniz … Je me moque un peu de Thomas mais je l’aime bien !

Deux échéances vont véritablement booster l’industrie du calcul mécanique. C’est d’une part l’Exposition universelle de Londres en 1851, et celle de Paris à venir en 1855… Cétait le meilleur moyen à cette époque  pour assurer la promotion de son invention, et pour se faire reconnaître internationalement. Et là, Thomas va mettre le paquet !

Thomas en plein succès

Pour lui, les affaires marchent très bien. Les compagnies d’assurance l’Aigle et le Soleil sont en pleine expansion. Il investit dans les chemins de fer, achète le Château de Maisons-Laffite (51) aux héritiers de Jacques Laffite, en restaure les jardins dessinés par Le Nôtre, et y organise des fêtes magnifiques  ! Bref ! Thomas est un homme riche. Il dispose donc de moyens financiers suffisants pour mener à bien son projet passionné. En 1850, après toutes ces années d’efforts, il met au point un modèle « fiable » (52) et dépose un nouveau brevet pour la France, l’Angleterre et la Belgique. C’est le début de l’aventure commerciale de l’arithmomètre. A l’exposition de Londres (53), C’est la médaille d’argent, puis, la même année, la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale lui décerne la médaille d’or, ce qui est très encourageant … Pour promouvoir sa machine, Monsieur va sortir le grand jeu et offrir aux grandes têtes couronnées d’Europe, ainsi qu’à de hautes personnalités, de somptueuses machines aux boîtes richement décorées (54).

Entre 1851 et 1854, il recevra en retour de nombreuses distinctions honorifiques : Il reçoit de son Altesse Le Bey de Tunis le Nicham en diamant (grade de commandeur). En 1852, le prince président (futur Napoléon III) lui offre une tabatière en or à son chiffre. Il est nommé Commandeur de l’ordre de Saint Grégoire le Grand par Sa sainteté le Pape Pie IX en décembre 1852. La liste est longue : Le roi de Grèce, le Grand duc de Toscane, le roi de Sardaigne, le roi du Portugal, le roi des deux Siciles et j’en passe lui offrent des distinctions à faire pâlir un rouget grondin ! En 1855, Il présente à l’exposition universelle de Paris une gigantesque machine de 30 chiffres aux allures de piano (55) ! Cette machine était si impressionnante qu’elle en marqua l’esprit même de Jules Verne dans un de ses romans visionnaires écrit en 1863 : « Paris au XXe siècle ». Je cite un extrait :

« … Pour commencer votre apprentissage, vous serez attaché à la machine N° 4. Michel se retourna et aperçut la machine N° 4. C’était un appareil à calculer. Il y avait loin du temps où Pascal construisait un instrument de cette sorte, dont la conception parut si merveilleuse alors. Depuis cette époque, l’architecte Stanhope, Thomas de Colmar, Maurel et Jayet, apportèrent d’heureuses modifications à ce genre d’appareils. La maison Casmondage possédait de véritables chefs-d’œuvre ; ses instruments ressemblaient, en effet, à de vastes pianos ; en pressant les touches d’un clavier, on obtenait instantanément des totaux, des restes, des produits, des quotients …..On le voit, il entrait dans une maison de banque qui appelait à son aide et adoptait toutes les ressources de la mécanique. D’ailleurs, à cette époque, l’abondance des affaires, la multiplicité des correspondances, donna aux simples fournitures de bureau une importance extraordinaire.»(56)
Je crois que tout est dit dans cet extrait de Jules Verne : le monde est en pleine effervescence ! Et Thomas a de quoi être heureux. Il reçoit les honneurs du monde entier, et c’est sans doute ce qu’il recherchait avant tout !…La reconnaissance !… On sait que déjà, en 1821, il demanda à être promu Chevalier de la légion d’honneur, ce qu’il obtint, puis en 1825, rêva du titre de Baron … Il aime les distinctions, c’est clair !

La production en série de son arithmomètre

La production en série de son arithmomètre commence. On voit apparaître les premiers numéros de série, les premières notices d’utilisation (57). Pendant cette période, Thomas fit fabriquer environ 200 machines, dont 150 modèles à 10 chiffres et une cinquantaine de modèles à 16 chiffres. Cela constitue tout de même une première en termes de production ! La question pourrait être de savoir … Combien en a-t-il offert et combien en a-t-il vendu ? Difficile à dire. On dispose de peu d’informations à ce sujet. Mais peu importe, l’histoire de l’arithmomètre est en train de s’écrire même si le « Monde » n’est pas encore tout à fait prêt.

Quand on étudie la presse de l’époque, ou la littérature scientifique, on s’aperçoit que la fréquence d’apparition du mot arithmomètre varie en fonction des périodes. Sur la période 1840-1865, on a deux pics significatifs : 1850-55 et 1860-1863. Le premier pic de 1850-55 correspond comme on l’a vu à la phase de lancement de l’arithmomètre. Un très grand nombre d’articles en vante les mérites. En 1855 sort un livre écrit par un certain Jacomy-Régnier qui en fait l’apologie, à tel point qu’on se demande s’il n’a pas été payé par Thomas lui-même. Sous un titre anodin « Histoire du calcul et de la numération mécanique », on retrouve au fil des pages l’éternel  conflit qui l’oppose à Maurel et Jayet (58) au sujet de l’Arithmaurel. Décidément Thomas ne digère pas « l’affront » et il réaffirme page par page que lui même est l’inventeur du cylindre cannelé. Cela tombe à un moment où Maurel & Jayet  confient la fabrication de leur machine à un célèbre horloger nommé Winnerl (59). Une vingtaine d’Arithmaurel sortiront de ses ateliers sur la période 1854-1855. Pour Thomas c’est vraiment son principal rival. Il aura la chance que finalement la machine se révèle fragile à l’utilisation et que Maurel et Jayet ne disposent pas d’autant de moyens financiers que Thomas pour perfectionner leur machine et la rendre plus solide … Sinon le cours de l’histoire aurait bien pu changer.

Second pic avec nouvel arithmomètre

Le second pic correspond à la période de 1860-1863, date à laquelle Thomas de Colmar met sur le marché un nouvel arithmomètre beaucoup plus performant (60). Il possède en particulier des compteurs de tours qui permettent à l’opérateur de visualiser et contrôler l’état d’avancement d’une multiplication, en particulier pour un multiplicateur à plusieurs chiffres, chaque compteur affichant un à un les chiffres du multiplicateur. L’intégration de ces compteurs multiples présente également un intérêt évident dans les divisions, car il permet d’afficher intégralement le résultat, ce qui n’était pas le cas avant. Et la presse s’en fait l’écho. En cette période 1860-63, le contenu des articles a changé. On n’est plus dans la valorisation ou la reconnaissance de l’arithmomètre. Celui-ci apparaît désormais comme un outil puissant capable d’aider l’homme dans ses tâches comptables ou scientifiques.
En 1865, Thomas dépose un brevet pour un nouvel arithmomètre (61), qu’il décline en 3 versions : Petit modèle 6x7x12 / Moyen modèle 8x9x16 / Grand modèle 10x11x20.

Il décide d’utiliser une numérotation unique, quelque soit le modèle. La machine est plus solide et dispose désormais d’un système de remise à zéro pour les totalisateurs et pour les compteurs. Si entre 1850 et 1865, 500 machines ont été fabriquées, plus de 1 000 le seront entre 1865 et 1878. Ce sont principalement les administrations publiques, les banques, les assurances, mais aussi les industries, les bureaux d’astronomie qui achètent l’arithmomètre. Celui-ci  était vendu entre 200 et 400 francs en fonction du modèle. Ce qui correspond aujourd’hui à un peu plus de 10 000 euros. 30 % des machines fabriquées étaient des modèles à 12 chiffres au totalisateur, 60 % des modèles à 16 chiffres et 10 % des modèles à 20 chiffres. 60 % étaient destinées à l’exportation (62).
A la mort de Thomas de Colmar en 1870, environ 900 arithmomètres étaient sortis de ses ateliers (63). L’inventaire effectué après sa mort indique que sur ces 900, 229 machines étaient encore en stock, dans l’attente d’être vendues, ce qui est considérable. On y trouve de vieux modèles de 1860 mais aussi les modèles les plus récents. Il faut bien se rendre compte que cela correspond à 25 % de la production totale. Quelle analyse peut-on en faire ? ….Celle d’un Thomas convaincu du succès à venir de son arithmomètre ? Celle d’un homme riche ayant les moyens d’entretenir sa passion … ?

Après la mort de Thomas de Colmar

C’est son fils Thomas de Bojano qui reprendra l’affaire jusqu’en 1881, date de sa mort. Puis son petit fils jusqu’en 1887. Sur le plan technique, la machine a peu évolué. Il y a bien eu un brevet déposé en 1880 pour un nouveau système de retenue, et pour un astucieux mécanisme de déplacement du chariot actionné par manivelle, mais, à ce jour, on n’a retrouvé qu’un seul prototype. Toutes les machines construites jusqu’à environ 1890 le seront d’après le brevet de 1865. Le mécanicien à l’origine de ces améliorations s’appelle Louis Payen. Il est rentré vers 1875 dans les ateliers du 44 rue de Châteaudun, à Paris. C’est un ingénieur mécanicien hors norme. En 1888 il reprend l’affaire à son compte et appose sur les arithmomètres son propre cachet. Il continuera à améliorer la machine jusqu’à sa mort en 1901, en perfectionnant (64) le système de remise à zéro des compteurs et des totalisateurs, il rajoutera également des petites manivelles à la place des boutons pour améliorer l’ergonomie et proposera des boites comportant un dispositif permettant d’incliner l’arithmomètre et de rendre ainsi l’usage plus aisé. Le rythme de production tourne autour de 80 à 100 machines par an. Mais cette fin de siècle est une période difficile pour l’arithmomètre qui a régné sans partage pendant plusieurs décennies.

Maintenant la concurrence devient réellement une menace. D’une part, l’arithmomètre commence à être cloné un peu partout en Europe. L’allemand Burkhardt commercialise un modèle en son nom propre. Et puis il y a Saxonia, Bunzel, etc … (65).

En 1878, le suédois Odhner dépose un brevet pour une machine qui fonctionne avec un entraîneur différent du cylindre de Thomas et dont on a parlé tout à l’heure : l’entraîneur à nombre variable de dents. Rappelez-vous, Poleni, Braun et Roth avait utilisait déjà ce type d’entraîneur. A noter aussi qu’aux Etats-Unis, vers 1875, Baldwin reprend également l’idée, mais c’est véritablement Odhner qui lui donnera ses lettres de noblesse. Il réussit à construire une machine robuste, compacte et bon marché. La commercialisation commence réellement à partir de 1890 et connaîtra un énorme succès jusque dans les années 50. Lorsque le brevet tombera dans le domaine public, elle sera déclinée en une myriade de modèles (Brunsviga, Dactyle, Vaucanson, Mira, Triumphator … etc.)

En 1887, l’américain Dorr Eugen Felt invente un additionneur à touches tout à fait remarquable, et qui s’avère d’une rapidité extraordinaire. On l’appelait d’ailleurs la mitrailleuse du bureau pendant la première guerre mondiale. (66).

Les vraies multiplicatrices

Et puis il y a aussi  les premières vraies multiplicatrices qui commencent à apparaître: la multiplicatrice de Bollée en 1889, et celle de Steiger (The Millionaire) à peu près à la même période (67). Elles utilisent toutes deux une sorte de matrice qui était en fait une matérialisation de la table de Pythagore. A chaque rotation de la manivelle, un système (palpeur) va dans un premier temps s’intéresser aux unités du produit partiel, puis dans un second temps aux dizaines de ce même produit. Du coup il n’y avait pas besoin de tourner la manivelle 8 fois si l’on souhaitait multiplier un nombre par huit (68).

Quelle place pour l’arithmomètre Payen en ce début du 20ème siècle ?

Quand Payen meurt en 1901, sa femme reprend l’affaire et dépose un brevet en 1907 pour un nouvel arithmomètre (69) offrant une capacité supérieure et un nouveau système de remise à zéro. Mais dans le fond la machine a peu changé en 40 ans, et pour être clair, on trouve à cette période des machines à calculer moins chères et tout aussi performantes. Et puis on trouve aussi des machines plus performantes et pas beaucoup plus chères. En 1914, Veuve Payen revend l’affaire à Alphonse Darras, un fabricant de compteurs et de pièces automobiles. Peut-être Darras croyait-il à une guerre rapide … Ce qui ne fut pas le cas. La production est stoppée. Le cuivre et le laiton sont réquisitionnés pour l’effort de guerre. Il y aura bien une tentative pour relancer la production en 1920, mais il est plus que trop tard !
Voilà un petit aperçu de ce que fut l’épopée du calcul (mécanique) et la destinée de l’arithmomètre Thomas de Colmar. Difficile d’être exhaustif tant il y aurait de choses à dire.